Il y a la stridence des martinets et l’air immobile
Parfaitement immobile de cette fin d’après-midi,
On perçoit pourtant un frémissement,
Un léger tremblement de la lumière
Qui a troublé le calme parfait de cette fin d’après-midi
Dans les couloirs de la villa
Ta villa,
Ta villa de Provence
au milieu des pins et des cigales et du soleil
et de l’odeur écœurante de la mer,
Ta villa de Provence
Si loin si loin des United Snakes of America,
Tu déambules lentement, pesamment,
Très légèrement vacillante
Tu portes une djellaba noire brodée de fil d’or,
A moins que ce ne soit un boubou en wax multicolore
Ça brille
Ça crée de petits éclats sur les murs
comme une boule à facettes
Aujourd’hui ce sera poussière et gin tonic.
Lithium et calme plat.
Tu te tiens droite
Tu te tiens droite
Droite droite droite,
Le dos souffrant,
Tu te tiens droite à la fenêtre
face au palmier dévoré
rongé par le chancre rouge.
Tu ne regardes pas ce qu’il reste du palmier royal, non
tu regardes la mer, les pieds nus,
pieds nus dans la moquette grise.
Personne ne pourrait croire que la maison est en feu
alors que tu te tiens si droite et silencieuse
Tu n’as plus peur de rien.
C’est ça le plus important.
Ne plus avoir peur de rien.
Tu n’as plus peur de succomber à la peur.
Tu pourrais te mettre à hurler.
Si seulement si seulement.
Je vois s’inscrire dans la lumière,
ton corps massif, dévasté, épuisé et sublime.
On dirait une vieille bête.
Qui n’a plus peur en cet instant.
Ni peur de la mort, ni peur de la maladie, de la pauvreté, de la solitude,
du manque d’amour ou du délabrement.
Tu n’as plus peur de rien.
C’est l’entrelacement magique et empoisonné
du gin tonic, des médicaments et d’un jour de soleil.
Il s’agit de mettre un point final à ta partition.
Tu es si fatiguée.
Tu n’es plus la sainte patronne de la rébellion
Ni la petite fille de trois ans qui joue du piano à l’église
Sage dans sa robe sage et blanche
Tu n’es plus la tueuse,
Tu n’es plus la sacrifiée,
Tu n’es plus la chamane
Tu n’es plus Eunice ou Nina, tu n’es plus la mère de Lisa
ou la femme du terrible Strout
tu n’es plus docteur Simone,
ou plutôt tu es toutes ces femmes, toutes ces filles à la fois,
comme autant de pelures sombres
abritant un cœur blessé,
Des pelures fines fines comme des pétales de bougainvillée,
Qui n’arrivent pas à protéger ce cœur blessé
Et noir
La nuit est ta couleur
Tu pourrais garder tout ce qui est noir en toi,
Tout ce qui est manque et chagrin et colère
Ce serait de nouveau le centre palpitant,
Le cœur du réacteur, explosif, implosif,
Mais tu es si fatiguée,
Tu préférerais dormir des mois,
C’est ça oui, dormir des mois, et te réveiller
Dispose et fraîche et amnésique
Parce que la nuit est ta couleur
Tuaimerais croire que mon homme
n’aurait pas pu être un autre que Andy,
que ta fille n’aurait pas pu être une autre que Lisa,
que tu n’aurais jamais pu être une autre que Nina
Tu aimerais croire que l’amour-pour-la-vie
L’amour-à-la-vie-à-la mort
Ce n’est pas s’attacher à celui
qui passait là au bon moment
Tu aimerais y croire
Alors que ton amour
N’existe qu’à cause de la saison,
de ton ennui d’un soir,
de la solitude d’une vie,
de la vitesse du vent
et du degré d’alcool de ton cocktail.
il ne s’agit, bien entendu,
que l’un de tes possibles,
l’un des possibles d’Eunice,
la petite-fille du sud
Alors sauve-toi avant de tomber,
Sauve-toi tu ne veux plus être toute seule
Tu ne seras pas sauvée, ma belle, tu ne seras pas sauvée
Parce que les martinis, ma belle, ont remplacé le verre de lait
Sur le coin du piano
Et les martinis n’ont jamais sauvé personne
Parce que les robes à paillettes
Ont remplacé les petits cols
En broderie anglaise
Et les paillettes n’ont jamais sauvé personne
Parce que la nuit est ta couleur
Little blue girl
Tu ne seras pas sauvée,
Parce qu’ils veillent tous
A ce que ça ne s’arrête pas
Et ça ne s’arrête pas
Alors que certains matins
C’est impossible
Il faudrait cesser
Le corps dit non
La tête dit non
C’est comme un corps de sable qui s’effondre
Ou plutôt un corps noir somptueux
Rempli de sable
Personne ne voit le sable
Tout le monde te voit virevolter
Tu es une comète
Alors que tu te sens simplement remplie de sable
Tu hurles et tu supplies que quelqu’un vienne t’aider
Mais c’est comme si tu criais sans voix
Personne n’entend
Ils ne veulent voir que la comète
Alors tu ne peux pas arrêter
Quelle comète pourrait stopper son élan
Tu es la tueuse,
N’oublie pas
Tu es la grande
Tu le voulais,
Tu l’as voulu
Et ils ont tous voulu avec toi
Tu dois vivre avec Nina Simone
Voyez-vous ça,
C’est ce que tu dis
Tu dois vivre avec Nina Simone
Et c’est tellement tellement difficile
Parce que toi tu sais
Parce que toi tu as compris
Que quand vous applaudissiez avec les autres enfants
Quand vous applaudissiez Gary Cooper qui tuait les Indiens
ce fut terrible de se rendre compte
que les Indiens c’étaient vous
Ta peau est noire et tes cheveux sont laineux
Ta peau est belle, ta peau est brune
Ta peau est un trésor
Ta peau est noire elle est un trésor mais elle est un risque
J’entends ton cri et ce qu’il annonce
Ta peau est noire et tu n’as plus froid
Tu es un trésor et tu es un incendie
N’oublie pas que la nostalgie est une suffocation
Tu es restée la petite fille pauvre
Malgré les paillettes et les fourrures et les bijoux
tu continues à écrire tes courses
au dos des enveloppes ou des paquets de biscottes
tu utilises l’essuie-tout d’abord comme essuie-tout
puis comme mouchoir
tu détricotes et tu retricotes comme ta mère et ta grand-mère avant toi
et tu laisses ton ouvrage sur la chaise
avec ces grosses pelotes rondes dont la laine n’est plus jamais lisse
tu te laves les mains avec des bouts de savon rassemblés agrégés
et glissés dans un bas,
tu gardes le journal, ce sera ton sous-main pour demain
et tu ne feras pas de tâche sur la nappe quand tu prendras ton petit déjeuner,
les torchons sont d’anciens dos de chemises,
et les chiffons sont les manches,
et là il y a un bocal entier de sucreries durcies,
tous ces bonbons dont le goût ne plaît à personne
mais qu’il est inconcevable de jeter,
alors que tu pourrais tout aussi bien sucer une pierre
plutôt que ces bonbons fossilisés.
Comment cesse-t-on d’être la petite fille qu’on a été ?
La fille de sa mère
La Nostalgie est une suffocation
Parfois tu voudrais juste retourner à la maison,
Mais où est la maison ?
Ce n’est pas l’église de maman
Ce n’est pas la petite ville sciée par la voie ferrée,
Noir blanc noir blanc noir blanc
Tu voudrais retourner à la maison
Mais il n’y a plus de maison
Et ta peau est si noire, Nina,
Dépasser les frontières des hommes c’est tellement tellement dangereux
Tu as outrepassé, tu as désobéi
Ta peau est noire
Noire est la couleur
Noire est la couleur des cheveux de mon véritable amour
Son sourire est le plus doux
Et ses yeux sont les plus purs
Ses mains sont les plus tendres,
Mais ses mains sont les plus fortes
Mon amour
Mon unique
Mon cinglé
Mon tueur
Mon nécessaire, mon déterminé, mon impératif
On a tous eu quatre ans un jour ou l’autre. Et ce fut le meilleur moment de notre vie – sans doute parce qu’à quatre ans on est trop égoïstes et comblés pour percevoir les ténèbres.
Souvenez-vous de cet âge où la vue d’un lit vous donnait envie de faire du trampoline et pas du tout de vous y assoupir. Souvenez-vous de cet âge où vous faisiez huit fois le chemin qui menait au marché parce que vous couriez devant les adultes et que vous reveniez sur vos pas pour aller les chercher, comme un chiot impatient, et vous repartiez en sens inverse, et ils étaient si lents, si lourds et si bavards, ces adultes. Souvenez-vous de cet âge où jamais vous ne marchiez mais toujours sautilliez. Souvenez-vous de cet âge où construire un château de sable vous demandait un tel degré d’implication que vous étiez quasiment désespérés à l’idée de sa nature périssable. Souvenez-vous de cet âge où vous aviez toujours raison même si vous étiez aussi peu expérimenté qu’un beignet, souvenez-vous, les adultes étaient incessamment tiraillés, quand ils vous parlaient ou vous regardaient, entre l’agacement et l’attraction (ne suis-je pas irrésistible, ne suis-je pas étonnante, ne te surprends-je pas à chaque instant, n’es-tu pas joyeux de me voir bouger et vivre et courir et m’agiter et lancer de petits bouts de phrases drôles et sans consistance ?). Souvenez-vous de cet âge où vous aimions tant que l’on vous chatouille, et vous riiez. De ce rire particulier, hoquetant, idéal, éphémère, un rire de plaisir pur, un modèle de rire, un rire qui disait « je n’en ai pas assez, je n’en aurai jamais assez, je veux que ça continue toujours ». L’impossibilité de revenir à cet âge. L’impossibilité paralysante de revenir à cet âge. Et vous deviniez déjà que plus on vieillit plus on se fossilise, plus on s’immobilise, plus on devient une excroissance osseuse qui a du mal à bouger, plus on devient une arthrose, ou un genou sans cartilage, et moins on aime sauter sur les lits et se faire chatouiller en hoquetant. Moins on est prêts à sauter le pas. Vous le deviniez mais ça ne vous arriverait jamais. Parce que vous ne perdriez jamais l’enfant qui était en vous. Il serait là, transgressif, débordant, inaltérable. Vous étiez quelqu’un de spécial, sans doute immortel, c’était impossible autrement. Vous regardiez les adultes avec un peu de pitié. Ils étaient si vieux et leurs corps étaient si poilus, si peu disciplinés, le vôtre était une flèche, quelque chose qui traversait l’espace avec agilité, avec une forme de ferveur, quelque chose de lisse, de soyeux, d’odorant (mais une odeur de sous-bois ou de rose qui se fane, une odeur humide, viscérale, pas une odeur rance et aigre comme celle des adultes), vous étiez parfait, les adultes d’ailleurs vous le disaient, les adultes aiment tellement les enfants, ils aiment les toucher, les embrasser, ou du moins les femmes, vous l’aviez remarqué, les hommes aiment leurs propres enfants et rarement ceux des autres, ce n’était pas un problème, vous pensiez que vous resteriez toujours ainsi, vous le saviez, vous étiez si mignon, vous étiez si mignonne, tout le monde le disait, vous ignoriez que les mammifères sont programmés pour aimer leur progéniture et tout ce qui ressemble de près ou de loin à une progéniture de mammifère, ne les voyiez-vous pas s’extasier devant des chatons ou des bébés phoques, cela ne vous alertait pas, vous continuiez de sauter sur les lits et de danser en ayant l’impression d’être une ballerine, la grâce incarnée, la beauté absolue, et personne ne vous détrompait. Vous aviez quatre ans. Vous étiez une petite chose en glaise, malléable et aux possibles infinis. D’ailleurs plus tard vous seriez tout à la fois danseuse, gonfleuse de ballons, magicienne, agente secrète et concertiste.
Assieds-toi et compte tes doigts
Petite fille triste, petite fille bleue,
Assieds-toi sur le perron,
et compte, compte les gouttes de pluie
qui tombent sur ta tête, et tes cheveux laineux
et ta peau noire
et ta robe sage
lève le visage et regarde les gouttes de pluie
se diriger vers toi
on dirait des flèches de mercure
des flèches de mercure qui convergent
vers ton visage
petite fille triste petite fille bleue
Aussi fragile que la poussière
des ailes du papillon
auras-tu la force, petite fille triste petite fille bleue,
auras-tu la force de partir et de devenir une femme
auras-tu la force de ne pas attendre
simplement assise sur le perron
qu’un garçon vienne te sauver
auras-tu la force
parce que le monde
petite fille bleue,
le monde tel que tu vas le créer
Il faudra bien y vivre.
En attendant compte tes doigts,
Compte les notes,
Compte les gouttes de pluie
auras-tu la force, petite fille triste petite fille bleue,
auras-tu la force de partir et de devenir une femme
auras-tu la force de ne pas attendre
simplement assise sur le perron
qu’un garçon vienne te sauver
auras-tu la force
parce que le monde
petite fille bleue,
le monde tel que tu vas le créer
Il faudra bien y vivre.
En attendant compte tes doigts,
Compte les notes,
Compte les gouttes de pluie.