LIONEL NACCACHE – Colloque 2024

(Dé)raison d’espérer ?
Lionel Naccache, texte de l’intervention du vendredi 13/12/2024 au Colloque Gypsy « Des
raisons d’espérer ? »

Lorsque Muriel Flis-Treves et René Frydman m’ont sympathiquement invité à contribuer à ce nouvel opus des Colloques Gypsy, j’ai rapidement entendu ce titre stimulant « Des raisons d’espérer ? » en fusionnant les deux premiers mots en un seul : Déraison d’espérer ? dans le sens de : ne serait-il pas déraisonnable que d’espérer ? Une déraison, que d’espérer ?

Je m’explique, et pour cela revenons au titre véritable : des raisons (en deux mots) d’espérer introduit la notion de causalité. Nous allons chercher des causes à la possibilité de nourrir l’espoir que le monde aille mieux. Réfléchir à la causalité de l’espoir revient donc nécessairement à convier la rationalité à notre
exercice. Chercher des raisons d’espérer est donc une invitation de la raison, au singulier, au pays de l’espoir. Une juxtaposition de la Raison et de l’Espoir.

Et soyons francs, au commencement, tout semblait aller de soi : nous vivons une période pleine de catastrophes collectives, sous de multiples dimensions, et le ressort de l’espoir apparaît salutaire pour nous aider à la traverser au mieux.

L’espoir fait vivre, certes, mais le projet de contraindre cet espoir par ce que la raison est en droit de pouvoir d’attendre sans pensée magique semble effectivement la meilleure des idées : identifier les raisons de pouvoir s’adonner à espérer. Motiver notre espoir par la raison, et mettre la raison au service de notre capacité projective… pour se tourner vers des jours meilleurs.

Saupoudrons le tout d’une petite pincée de pensée performative (quand dire c’est faire), – pensée performative aux vertus placebo -, et le tour semble en passe d’être joué ! Des raisons d’espérer, ou les noces de l’espoir et de la raison.

Les noces de l’espoir, envisagé comme une modalité de la croyance (vouloir croire pouvoir aller mieux), et des lumières rationnelles. La symbiose entre la raison et l’espoir vaudrait bien celle de l’anémone et du Bernard l’ermite !

Mais voilà que ce joyeux mécanisme commence à se mettre à grincer.

L’idée de se mettre, – chacun d’entre nous -, en vadrouille, avec la motivation de dénicher des « raisons » d’« espérer » me semble poser problème, ou plus précisément me semble poser deux problèmes principaux.

Premièrement, la puissance de l’espoir, tout comme celle de la grâce ou de la croyance en général, est-elle vraiment réductible à l’exercice de la raison ? La faculté d’espérer ne commence-t-elle pas, précisément, là où la raison ne voit guère de lumière à l’horizon ? L’espoir véritable n’est-il pas une nécessaire déraison ? Car en réalité, contraindre l’espoir par la raison ne revient-il pas à le vider de sa substance ?

Décider de délimiter le périmètre de l’espoir par celui de la raison consiste en effet à transformer notre définition de l’espoir : passer d’un espoir que certains qualifieront de fou, à un espoir conçu sur le mode du concept d’espérance mathématique : une moyenne pondérée des issues possibles d’une situation
donnée, en fonction de la probabilité de chacune d’entre ces possibles issues. Chercher des raisons d’espérer nous conduit ainsi sur la pente glissante d’un affadissement considérable de l’espoir du fait de sa mutation en espérance mathématique. Espérer que le monde aille mieux en somme, comme on calcule la probabilité d’un coup de dés. Le projet de se trouver des raisons d’espérer sonne ici un peu comme les désolantes contorsions de celles ou ceux qui cherchent à fonder une croyance, – religieuse par exemple -, sur quelque chose qui lui est extérieur et qui relèverait de l’évidence, scientifique si possible et indiscutable. Sans réaliser que la croyance n’a de place que là où la certitude est absente. De la même manière, notre faculté d’espérer, sa puissance et son panache, ne sont-ils pas convoqués lorsque, précisément, la raison ne fournit aucune évidence à espérer ? Salto arrière de la posture du Bourgeois gentilhomme qui faisait de la prose sans le savoir, chercher des raisons d’espérer reviendrait ici à ne pas espérer du tout, tout en étant persuadé d’être en train d’espérer !

Quant au second problème, il concerne non plus l’espoir, mais la raison cette fois, qui court le risque d’être frelatée. L’exercice pur de la raison ne devrait guère se préoccuper de chercher à orienter le cours des choses dans une direction plutôt qu’une autre, vers ce que nous sommes conduits à espérer plutôt qu’ailleurs. Raisonner n’est pas espérer, ni d’ailleurs désespérer non plus.

Raisonner se suffit en soi. Par voie de conséquence, courir le risque de chercher des raisons d’espérer nous conduit sur une seconde pente glissante : celle qui instrumentalise la raison en vue de soutenir un projet décidé en amont de tout examen rationnel : le projet d’espérer. Croire raisonner là où nous nous efforçons de rationaliser nos aspirations à toute force. Croire raisonner, là où nous serions en proie à 1001 biais cognitifs visant à nous donner des raisons de croire pouvoir aller mieux. Par exemple : fermer les yeux sur toutes les « raisons » de désespérer, et pondérer abusivement et arbitrairement (donc
irrationnellement) d’autres « raisons » qui caressent, elles, notre désir d’espérer dans le sens du poil. Et tout cela, évidemment, à l’insu de notre plein gré !

Exercice de « mauvaise foi » au sens propre du terme. Variation autour de la fameuse devise pascalienne : le cœur a ses raisons que la raison ignore ; l’espoir a ses raisons que la raison ignore.

Vous comprenez sans doute mieux désormais les raisons de ma perception en un mot de l’expression « des raisons » en deux mots : n’est-il pas déraisonnable de se chercher des raisons pour espérer ?

Doublement déraisonnable.

Déraisonnable pour l’espoir qui court un risque d’affadissement, etdéraisonnable pour la raison qui court le risque d’être instrumentalisée par nos envies. N’est-ce pas nécessairement déraison que d’espérer ?

J’aimerais repartir d’ici en bons termes avec mes sympathiques hôtes, dont je viens pourtant de souligner tout ce que leur titre m’inspire comme réserves.

Mais cela tombe bien, je n’ai pas besoin de chercher bien loin des raisons pour espérer rester en bon termes avec eux, car cela va en réalité de soi : forts de nos réserves, il reste non seulement possible de chercher des raisons d’espérer, mais je pense que ce chemin est le seul qui soit à notre portée. A condition, toutefois, de rester lucides des réserves que nous venons d’énoncer.

Pourquoi ?

Parce que notre condition humaine ne parvient jamais vraiment à dissocier l’espoir ou la croyance de la raison.

Le neurologue Antonio Damasio est l’un de ceux qui ont su mettre en évidence cette intrication souvent forte en nous de la raison et des émotions. Intrication de la raison et des sentiments dont nous avons conscience, qui sont le lit de notre capacité à espérer : lisez ou relisez l’Erreur de Descartes. Chez certains patients neurologiques, il est ainsi possible de découvrir des situations troublantes dans
lesquelles l’analyse rationnelle d’une situation est correctement produite par le malade, mais ne le conduit pourtant pas à la décision et à l’action motivée par cette analyse rationnelle réussie. Autrement dit ces patients prennent des mauvaises décisions, tout en ayant conscience des raisons qui devraient les conduire à prendre la bonne décision. Quelle est la raison de leur déraison ? Une perturbation de l’investissement émotionnel de cette expérience vécue. Les marqueurs corporels (on parle de marqueurs somatiques) de cette intégration émotionnelle sont mis en échec chez ces patients du fait de lésions cérébrales spécifiques. Il m’est arrivé de suivre et d’explorer une telle patiente qui continue à me consulter. Ces situations neurologiques hors normes constituent une sorte de démonstration par l’absurde du fait que lorsque nous sommes en état de bonne santé neurologique, nous abordons de nombreuses situations de notre existence à la fois sur un mode rationnel, et sur un mode émotionnel.

Cette intrication sous-tend nombre de nos comportements et de nos actions sur le monde. Je me répète donc : notre condition humaine ne parvient jamais vraiment à dissocier totalement l’espoir ou la croyance de la raison. Nous devons faire avec cet état intriqué.

Nous sommes des créatures croyantes, et je ne parle pas ici uniquement de nos croyances complexes ou abstraites, – politiques ou religieuses par exemple -, mais de chacun de nos moments vécus consciemment. Par exemple, je pense et je crois être là ici aujourd’hui avec vous, et sans doute pensez-vous et croyez-vous de même. Si j’étais un prestidigitateur de génie et que je disparaissais à l’instant dans une volute de fumée, sans doute vous diriez vous aussitôt quelque chose : C’est incroyable ! Ce qui vous permettrait de prendre conscience du fait que vous aussi croyiez que j’étais bien là. Non seulement vous me perceviez ici, mais vous accordiez un crédit puissant à cette perception : non seulement nous
percevons et pensons le monde dont nous faisons partie, mais nous créditons ces perceptions et ces pensées d’un certain degré de croyance.

Irrépressiblement. Depuis mon livre Le Nouvel inconscient paru en 2006, j’ai forgé le sigle de FIC (F I C) pour désigner ces hôtes de notre espace mental conscient : nos fictions interprétations croyances. Nous sommes capables de réviser, corriger, mettre à jour certaines de ces FICs, avec plus ou moins de
facilité, mais une chose ne change pas : tant que nous sommes conscients et donc capables de nous rapporter des contenus mentaux en première personne, notre condition est une étoffe composée de raison et de croyance et d’espoir ou de désespoir, ce qui revient au même.

Nous rationalisons nos conduites, nos choix, et nos aspirations, nos croyances et nos espoirs. Croire espérer sans se chercher des raisons d’espérer est illusoire. Il faudra s’y faire.

Fort de ce que nous pourrions qualifier avec Freud de nouvelle « blessure narcissique », – après la révolution copernicienne puis la révolution darwinienne –, il nous reste alors la possibilité d’opérer un choix entre les raisons que nous allons nous choisir pour alimenter le feu de notre espoir. Et c’est ici précisément, dans ce lieu fragile et étroit, que nous pouvons tenter d’opérer ce choix … de la manière la moins irrationnelle possible, de la manière la moins égoïste, de la manière la plus généreuse, de la manière la plus juste, la plus intelligente aussi, de la manière la plus humaine. Choisissons-nous, le plus rationnellement possible, les raisons que nous avancerons irrépressiblement pour continuer d’espérer.

Cette quête, lucide de ses propres limites, pourrait-elle faire coexister raison et espoir ? Faire coexister la raison sans la frelater, et l’espoir sans l’affadir ? Il y a des raisons de l’espérer. Des raisons (en deux mots cette fois) d’espérer.

J’aimerais terminer cette intervention par une dernière idée qui m’est chère.

Lorsque l’on convoque l’espoir, qui plus est collectivement comme aujourd’hui, je pense très souvent au contraste entre les célébrations festives de la victoire de 1945, et le désespoir silencieux de celles et ceux qui avaient été meurtris dans ce conflit. Pour moi, l’espoir se mesure à hauteur d’individu, et pas à hauteur de collectif, voire de ce collectif des collectif que l’on peut désigner sous le terme d’humanité.

Autrement dit, espoir rime toujours pour moi avec une forme de désespoir : espérer que le monde aille mieux est un magnifique projet, mais il ne doit pas négliger tout le désespoir, tous les désespoirs individuels qui l’auront précédé ou qui l’accompagneront avant son avènement. Clin d’œil au rite du. verre brisé lors de la joie d’un mariage juif. Une brisure qui n’est pas là pour annuler la joie et l’espoir portés par cette union, mais pour rappeler la possibilité de célébrer joie et espoir, sans oublier celles et ceux qui ne peuvent les célébrer.

De même aujourd’hui, cherchons avec le plus de raison possible, les raisons d’espérer à l’échelle de l’humanité, mais sans oublier, sous tous les cieux, chacun des enfants, chacune des femmes, chacun des hommes qui ne pourront vivre ces temps meilleurs.

Je vous remercie.

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