Conférence du Rabbin Delphine Horvilleur

COLLOQUE GYPSY – 8 DECEMBRE 2017
CONFERENCE DU RABBIN DELPHINE HORVILLEUR

SOUVIENS –TOI DE M’OUBLIER :
LE TROU DE MEMOIRE COMME CONDITION DE LA MEMOIRE

Je voudrais débuter mon propos en citant un très célèbre rabbin du XXe siècle, que vous connaissez peut-être et qui s’appelait Serge Gainsbourg… En 1981, il a intitulé l’une de ses chansons, un duo avec Catherine Deneuve, « Souviens-toi de m’oublier ». Un 45 tours (on appelait ça comme ça à l’époque), avec un titre plein d’humour et qui me permet de faire un petit clin d’œil au sujet qui nous préoccupe tout au long de cette journée Gypsy, à savoir, la question de la mémoire et des tours qu’elle nous joue et de la force ou la vulnérabilité du souvenir dans nos vies.

Je suis d’autant plus à l’aise pour vous en parler en tant que rabbin, parce que j’évolue dans une tradition qui est souvent perçue comme une pensée obsessionnelle de la mémoire. Le judaïsme a la réputation de ne rien vouloir ni pouvoir oublier, de chérir le moindre souvenir du passé, des noms des êtres chers, et des évènements qui font notre histoire dans les moindres détails. Et cette réputation qui nous colle à la peau est à la fois vraie et inexacte. Et c’est ce que je vais essayer de vous démontrer à travers trois exemples. J’aurais pu en choisir bien d’autres mais commençons par ces trois-là.

Commençons par Jérusalem, c’est la mode cette semaine d’y revenir, à peine quarante-huit heures après la déclaration d’un président des Etats-Unis que vous me permettrez de ne pas commenter. Commençons donc par le souvenir du Temple de Jérusalem.

Le peuple juif s’en souvient en permanence en évoquant sa destruction. A chaque fois qu’un couple se marie, on brise un verre pour s’en souvenir. A chaque fête, ou presque, on invoque le souvenir de la Jérusalem de l’époque. Le temple ne se tient plus à Jérusalem, il n’y a plus de grand prêtre, ni de sacrifices. Mais le Talmud édité après la destruction consigne en détail les moindres faits et gestes des prêtres, les moindres rituels sacerdotaux de l’époque alors même qu’ils n’ont plus lieu. On est capable de vous dire comment se réveillait le grand prêtre et quel pied il posait en premier par terre, et comment il enfilait ses vêtements, et comment il se lavait les mains, et combien de marches il montait pour accéder à l’autel et comment il sacrifiait l’animal en trempant quel doigt dans le sang pour asperger l’autel en faisant précisément quel geste. Et le grand prêtre une fois par an entrait dans le saint des saints et prononçait alors le nom sacré et ineffable de Dieu, ce nom puissant et redoutable du divin.

Et on se souvient de tout, sauf d’un petit détail : le nom de dieu. Pas de bol, on a oublié.

Vous me direz : c’est étrange….ce n’est pas de chance. On a consigné tous les détails, mais juste oblitéré l’essentiel. Voilà qui est pour le moins surprenant pour un peuple hypermnésique. Alors bien sûr, les sages et de nombreux commentateurs finissent par l’admettre : cet oubli n’est pas un hasard, mais d’une certaine manière il fallait qu’il ait lieu. Ne pas se souvenir du nom de dieu, ne plus savoir le prononcer, c’est renoncer à pouvoir le définir. Renoncer à la définition, c’est renoncer à la finition, à la possibilité d’en finir avec lui. Un nom ineffable, un imprononçable, c’est ce qui ne se laisse pas enfermer dans le mot.

Si je dis que cette table est une table, je dis qu’elle n’est pas une chaise.

Voilà pourquoi je ne peux rien dire de dieu parce que le dire, c’est dire qu’il n’est rien d’autre. C’est en finir avec lui en le définissant et donc prendre le risque d’une idolâtrie. L’idolâtrie, c’est l’adoration de quelque chose de fini, qui n’existe pas au delà de sa définition.

Et c’est comme si l’oubli dans ce récit était dans ce cas, la recette d’un infini qui reste infini, d’un refus d’idolâtrie de la part des sages, que la mémoire fait peser sur eux. J’y reviendrai.

Deuxième exemple.

Laissez-moi d’abord faire un détour par un autre moment de l’histoire ou de la littérature juive. Autre moment d’hypermnésie mitigée…ou plus exactement d’oubli nécessaire.

Cette fois-ci, la scène se passe, non pas à Jérusalem, mais en plein milieu du désert. Les Hébreux sont sortis d’Egypte. Vous connaissez tous cet épisode, vous avez sans doute lu le livre ou vu le film avec Charlton Heston en vedette. Les esclaves sont en chemin vers la liberté, homme, femmes et enfants. Et voilà que soudain ce groupe de migrants est attaqué en plein désert du Sinaï par une tribu, la tribu des Amalkites, des descendants d’Amalek qui va décimer une partie du peuple en terrassant lâchement les plus faibles d’entre eux, les plus vulnérables. Et cet épisode est raconté dans le livre du Deutéronome, mais va devenir pour le peuple juif une sorte de mémoire traumatique. Si bien qu’à chaque évènement tragique de l’histoire juive, l’image d’Amalek devient l’archétype du méchant, de l’ennemi. Au moment des croisades, ou de l’Inquisition, ou des pogroms ou du nazisme, les ennemis sont systématiquement nommés AMALEK, comme si tous ces évènements douloureux renvoyaient à cette première attaque, à cette première douleur et réactivait à sa manière un traumatisme ancestrale. En permanence et à travers tous les siècles, on se souvient d’Amalek. Hypermnésie de l’ennemi archétypique…

Sauf que sauf que…. Si vous relisez cet extrait du livre du Deutéronome (chapitre 25, il est précisément écrit cela : TIMCHE ET ZECHER AMALAEK NMITACHAT HASHAMAYIM LO TISHKACH.

« Efface le souvenir d’Amalek de dessous les cieux, n’oublie pas ». Ce verset est presque mot pour mot celui de Serge Gainsbourg dans sa chanson.

Efface ce souvenir …souviens toi.

Ou dit autrement : souviens toi de l’oublier.

Que peut bien signifier de se souvenir d’oublier cet épisode…alors même qu’il est précisément l’évènement qui « fait trou », qui fait trauma dans la conscience juive au point de ressortir à chaque génération ou presque, de se rejouer à travers des personnages très différents de l’histoire qui en ravivent le souvenir ou la mémoire ?

Troisième exemple.

Je continue avec l’épisode que nous lisons en ce moment dans toutes les synagogues du monde, l’histoire d’un homme dans la Bible qui s’appelle Joseph, un homme qui a été vendu par ses frères comme esclave en Egypte, un homme blessé qui va se reconstruire comme vice-roi d’Egypte, de façon tout à fait inespérée et surprenante, et connaître une résilience particulière. Figurez-vous qu’en Egypte, cet homme épouse une femme locale, ce sont des choses qui arrivent, et va avoir deux fils. Lorsque son premier fils naît, Joseph, énonce ces mots « NASHANI ELOHIM ET KOL AMALI », DIEU M’A FAIT OUBLIER toutes mes douleurs du passé. Et il nomme son fils MENASHE, qui signifie en hébreu précisément « Oubli ». Puis Joseph a un deuxième fils qui naît juste après, et voilà qu’il nomme son fils EFRAYIM, qui signifie en hébreu « Fructifie ». En énonçant ces mots : « IFRANI ELOHIM BEERETZ ANI », Dieu m’a fait fructifier sur cette terre où je fus esclave.

Voilà comment dans la Bible naît pour la première fois un bébé, un enfant nommé « oubli », mais surtout, et c’est là ce sur quoi je vous invite à méditer. Chaque vendredi soir, les parents juifs de génération en génération sont sensés bénir leurs enfants, les faire approcher d’eux pour leur offrir une bénédiction. Et quels mots prononcent-ils alors à l’oreille de leurs enfants et de la nouvelle génération à laquelle ils ont donné naissance : « puisses-tu être comme Efrayim et Menashé, puisses-tu être comme ces enfants de Joseph, ces enfants de l’exil et de la résilience… »

Chers amis, chaque vendredi soir, les parents juifs selon la tradition disent à leur enfants deux mots fort étranges ainsi traduits : OUBLIE et FLEURIS.

Je ne sais pas si vous percevez le caractère surprenant et subversif de cet énoncé, chaque fois que nous bénissons nos enfants, c’est-à-dire quand nous leur transmettons les mots et les gestes d’une tradition ancestrale, nous leur disons, sois capable d’être suffisamment amnésique, d’avoir le trou de mémoire suffisant qui te permettra de fleurir au-delà de moi, au-delà de là d’où tu viens…comme si l’oubli partiel était non seulement conciliable avec la transmission mais un élément clé de cette transmission qui s’opère.

Souviens toi d’oublier…

Je m’arrête là un instant (mais je pourrais continuer encore longtemps). Vous vous demandez sans doute ce qu’ont en commun les trois moments d’oblitération que je viens d’énoncer :

l’oubli du nom de Dieu après la destruction du temple ;

l’oubli de l’ennemi après l’expérience traumatique ;

l’oubli du passé comme expérience éducative ou pédagogique dans la transmission à la génération suivante.

Le point de commun entre ces évènements, est la brisure, ou plus exactement la faille, la fissure qui est au cœur de ces trois expériences, et qui construit étrangement une identité.

Avec la destruction du temple, le judaïsme se construit sur le manque et l’absence.

Le souvenir des persécutions et des douleurs passées crée lui aussi une faille, une brisure, un verre cassé dans l’existence, à laquelle chaque génération qui surgit et s’en fait l’héritier va devoir faire face.

Et au cœur de ces trois expériences, la pérennité dépend toujours non pas de la transmission de la certitude, mais de la transmission d’une certaine oblitération…Tel est le subtil équilibre entre la mémoire et l’oubli, entre l’histoire et son oblitération partielle qui permet à un être ou à un peuple de se mettre en chemin, de se relever, d’opérer une forme de résilience après la catastrophe, ou l’exil.

De façon paradoxale, la transmission d’une histoire ou d’une tradition, selon ce modèle, dépend, non pas de la terre ferme sur laquelle on se tient, de la capacité à tenir sur de la faille, et sur la brèche, et qui permet que quelque chose s’y faufile et donc passe, au-delà de soi.

Pourquoi vous raconter tout cela, aujourd’hui ? Parce qu’il est important d’entendre cela en des temps ou tant de gens croient que la transmission dépend de l’immuable, de l’inchangé, d’une mémoire ancestrale qui se transmet de façon monolithique de génération en génération et qui construirait notre identité… comme s’il s’agissait d’une façon d’être identique à ce qui était ?

Or j’ai la conviction que nos récits sacrés, quels qu’ils soient, savent raconter autre chose de plus complexe, exactement comme les chansons de Serge Gainsbourg.

Ils savent dire qu’une fidélité à l’origine passe toujours par une forme d’oblitération de la mémoire, et de recomposition d’un souvenir, qui permet que quelque chose passe en creux.

J’aimerais conclure sur un verset, l’un des plus célèbres de la Bible, qui ouvre le récit de la Genèse et raconte cela en hébreu de la plus élégante manière qui soit.

Le chapitre 1 de la Genèse raconte la création de l’humanité et parle d’une humanité créée à l’image du divin. Oui mais voilà le divin n’a pas d’image. Comment l’humanité pourrait elle être à l’image d’un divin qui n’en a pas ?

Réponse du verset à travers l’hébreu et ses sens pluriels. L’humanité est créée ZACHAR OU NEKEVA. La plupart des traductions de la Bible traduisent ainsi ce verset : l’humanité est créée masculine et féminine.

Or ZACHAR et NEKEVA en hébreu signifient autre chose.

ZACHAR, vient d’une racine ZACHOR qui signifie littéralement la mémoire

NEKEVA, vient de la racine NAKAV qui signifie oblitéré, troué.

Au commencement, chers amis, Dieu n’a pas crée le monde homme et femme, masculin ou féminin. L’humanité est crée « mémoire et trou de mémoire », « souvenir et amnésie ».

Telle est l’image de dieu qui est la nôtre, celle dont nous pouvons nous souvenir ou mieux : ne surtout pas oublier de ne pas l’oublier.

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